Irène et la dame du Royal

Il fait encore plus froid que la veille.
Irène s'installe dans une grande brasserie sur les grands boulevards pour guetter sa collègue qui doit venir la chercher en voiture.

Elle est en avance. Elle commande un chocolat chaud à côté du radiateur. Ça sent le gazoil et de grands courants d'air lui glacent les jambes.
Elle regarde aller et venir le flot de parisiens derrière la vitre. A cette frontière de la ville, les voitures passent, incessantes. La bouche de métro de l'autre côté de la rue charrie des grappes de gens emmitouflés et pressés.

Dans le café, peu de monde. En face d’elle, une dame. Elle a un beau visage. Elle a l'air fatigué. Au-dessus de ses papiers de travail, l’oeil d’Irène attrape la courbe de son mollet qui dépasse du bord de sa chaise. La peau est très blanche. Le mollet est aussi gros que la cuisse d’Irène. Il y  a des gens qui sont minces, et d’autres qui ne craignent pas le froid.

La collègue d’Irène a du retard.
La dame au mollet nu est toujours là en face d’elle.  Sur le petit guéridon carré,  entre Irène et elle, il y a une petite tasse blanche et vide. Une rondelle de citron fraîche et brillante échouée sur une soucoupe. Un cendrier avec 2 mégots de cigarette, et un trousseau de clés à portée de main.
C'est une des muses de Bottero. Elle a ce visage rempli des femmes fortes. Ses cheveux sont raides et courts, elle est rousse.

Elle doit être infirmière, avec sa polaire bleu-clair passée sur sa tenue de travail, des sabots et le pantalon court. Elle doit être en pause, l’hôpital est juste à côté.
Elle parle dans son téléphone. Sa voix est calme.
Ses yeux suivent la trajectoire d'un point imaginaire entre une ligne de fuite et une autre.
Ils se diluent dans une montée de larmes bleues.

Elle dit qu'elle ne rentrera pas. Non, je ne rentrerai pas. Tu te rends compte, je l'ai frappé. Je l'ai frappé. Hier soir.
Je suis dans un café. Il fait très froid à Paris aujourd'hui. Je n'ai pas dormi. Je ne sais pas. Je suis partie dans la nuit, comme j'étais. Je suis en pyjama. Tu sais, ici, à Paris, tu peux bien être dans la rue en pyjama, personne ne te voit. Tout le monde s'en fout. Oui, aujourd'hui il fait très froid. Non, je ne sais pas. Je vais réfléchir. Il existe ici des endroits pour les gens comme moi. Non, je ne rentrerai pas.

Aucune larme ne passe la barrière de ses cils. Son regard croise celui d’Irène.
Irène lui adresse un signe, presque rien, son sourcil la salue.
Elle veut lui dire qu’elle, elle la voit. Elle ne sait pas comment le lui dire. Elle a envie d’aller la voir et de lui dire peut-être que vous pouvez raconter votre histoire, peut-être que je peux vous aider ? Que ça vous fera du bien de parler ?

Mais elle n’ose pas, elle ne dit rien,

Photo © Bérénice Gouley, 2009 Marseille-La cité radieuse 

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