Irène et la lionne

Sur la photo, on la voit couchée dans le landau. Lumière dorée sur le pont du bateau.  Un bonnet carré posé sur la tête, emmailloté dans une laine crochetée de carreaux bleus et blancs, le bébé dort à côté d'elle. Posée sur une couverture rouge, le soleil couchant traverse ses deux oreilles dressées. Trois couleurs au-dessus du rose délicat de son nez font ressortir le vert de ses yeux. Noir autour de l’oeil droit, caramel pour le gauche, et une ligne blanche sur le nez,  entre les deux. 


Les chats tricolores sont des chattes, toujours. On les appelle Isabelle.

Irène se couche et soulève le drap. Les oreilles couchées en arrière, la chatte se glisse dans le lit. Les poils chauds lui chatouillent les orteils.

Irène se réveille. La queue périscope, le bout plus clair pointé de tous côtés, devance les pas engourdis d’Irène. Elle manque de la faire tomber.

Au petit-déjeuner, c’est concours d’ouvre-boîte. Concours de vitesse pour faire taire les miaulements qui s’emmêlent dans ses jambes. Les parents exigent que ce cirque cesse, sinon, on la met dehors. Les ouvre-boîtes électriques ont dût être inventés pour ça.

Le cylindre de pâté glisse dans l’assiette en ronflant, avec l’odeur. Irène coupe, arrête et inverse la course du pâté avec le couvercle de la boîte. L’affamée a le nez dans la langue, le bout de la queue figée à un demi centimètre du sol. les poils du dessus en contact avec l'air et les poils du dessous en contact avec la terre, just in case.

Irène se réveille. La chatte ne sort pas du lit. Sous la tente de draps, couchée de tout son long, elle miaule doucement, ferme les yeux. Là-bas, de l’autre côté, quelque chose se passe.


Irène rabat le drap, lève le sourcil. Sa main va virer la chatte. Elle pense déjà à l’odeur persistante, aux draps, à son lit, à la moquette. Pas d’odeur. Dans sa poitrine, son coeur se calme. 


Un minuscule museau écrasé pousse un premier mi, suivi par des mini-pattes aux coussinets roses.


Immobile, à genoux sur la moquette, elle regarde la chatte mettre au monde trois chatons, longtemps. Isabelle les lèche consciensieusement et se couche sur le côté. Les griffes s’accrochent dans les fibres du tissu. 


Ils se perdent dans les poils blancs de leur mère, coup de tête après coup de tête. 


Les yeux fermés, ils n’en finissent plus de téter, les pattes posés sur la mamelle, enfin.

A son retour de l’école, le lit est vide. Elle écoute. Elle trouve la chatte et les petits dans une pile de linge, dans le placard de la chambre.
Sa mère lui explique qu'elle les a déplacés pour être tranquille, en les prenant dans sa gueule, par la peau du cou, comme la lionne à la télévision.

Irène a du mal à se lever, fatiguée de s'être relevée pour remettre les piailleurs sur les mamelles d’Isabelle et de les avoir regardé pétrir le ventre de leur mère.

Irène prend Isabelle dans ses bras et la ramène au placard. Immense au-dessus des chatons, elle les arrête d’un coup de langue. Vacillants, ils bravent la rape géante, et foncent sur le ventre.

Un petit chat noir et blanc, le plus gros de la portée, toutes pattes dehors, se balance dans sa gueule. La chatte le dépose sur le sol de la cuisine, devant toute la famille attablée. Elle s’assied, la tête penchée sur le côté. Comme la lionne. Le vert dans le noir à droite, le vert dans le caramel à gauche, s'arrête sur Irène. Elle ouvre la bouche pour miauler, en silence. Elle attend. Les toutes petites pattes tremblent sur la dalle de pierre. Irène attrape le chaton par la peau du cou. Contre sa poitrine, le point humide du nez cherche dans le creux de sa clavicule. Irène le ramène avec les autres, au chaud, dans le placard. Isabelle pousse son miaulement rond de questions. Elle renifle ses petits, les uns après les autres et se met à les lécher. 

Irène rentre de l’école. Elle cherche, elle appelle. Isabelle,  qu'as-tu fais de tes petits. La tête au niveau de la queue, bien haute, Isabelle miaule, tourne le dos. Elle s’assied bien droite, élégante. Elle balance sa patte autour de son oreille, énervée.


La mère d'Irène monte les escaliers avec Isabelle au bout des bras. Jusqu’au placard, vide. La chatte renifle le creux occupé par sa portée. Elle ressort du placard. Elle traverse la chambre, petite foulée. Les escaliers ne craquent pas. Devant la porte de la maison, la queue droite, le nez pointé vers la poignée, elle veut sortir.

Irène se demande si la lionne, comme Isabelle, quand elle ne peut pas nourrir ses petits, les mange aussi, 


Photo © Bérénice Gouley, 2009 Tharon Plage

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